Université de Strasbourg

Entretien avec Jean-Louis Mandel, lauréat du prix Kavli de neurosciences 2022

« Le dialogue avec les familles de patients est indispensable à nos recherches »

Jean-Louis Mandel

Médecin et généticien, Jean-Louis Mandel a été directeur de l’Institut de génétique et de biologie moléculaire et cellulaire (IGBMC) de l’université de Strasbourg (et CNRS/INSERM) de 2002 à 2006, où il a dédié sa carrière à l’étude des origines génétiques de maladies rares. Titulaire de la chaire de Génétique humaine au Collège de France de 2004 à 2016, il est titulaire de la chaire de Génétique humaine à l’Institut des études avancées de l’université de Strasbourg (USIAS) depuis 2012 et membre du Collège de l’USIAS. En 2022, il est lauréat du prix Kavli de neurosciences pour sa découverte du mécanisme génétique responsable du syndrome de l’X fragile.
 

Très tôt, vous vous intéressez à l’art comme à la science. Après quelques années passées au Conservatoire de Paris en classe de violon, vous vous orientez finalement vers des études scientifiques. Qu’est-ce qui a été déterminant dans ce choix ?

Jean-Louis Mandel : Au cours des trois ans passés à Paris, je me suis rendu compte que j’avais des collègues bien plus doués que moi dans ma promotion. Je pense à des personnes qui ont eu des carrières musicales brillantes par la suite, comme Pierre Amoyal, grand soliste qui fut l’élève de Jascha Heifetz ; Emmanuel Krivine, qui est devenu directeur de l’Orchestre national de France ou encore le violoniste Augustin Dumay. Du reste, j’avais beaucoup le trac. Quand on veut devenir soliste ou faire de la musique de chambre, il faut être constant dans sa performance – chaque seconde compte ! – tandis que, lorsqu’on est chercheur, on peut hésiter ou même se tromper un jour et faire mieux le lendemain. L’erreur fait partie du quotidien d’un scientifique ; elle est constitutive de son travail, je dirais. Les pressions ne sont pas les mêmes. Et puis, le monde de la science me fascinait depuis que j’étais petit. Mon père, Paul Mandel, était professeur à la faculté de médecine de Strasbourg, et chercheur. Il a créé un grand laboratoire de neurochimie, et c’est d’ailleurs l’un des pionniers de cette discipline, qui fait maintenant partie des « neurosciences ». Je le voyais très enthousiaste pour son travail, et des scientifiques, tous très sympathiques, intéressants, et venant de diverses nations, défilaient chez nous. C’est cette internationalité de la science qui m’a convaincu. Je me suis donc lancé, sur les conseils de mon père, dans un double cursus de science et médecine à l’université de Strasbourg, quand bien même je dois concéder n’avoir pas été très assidu en médecine. 
 

Depuis 1982, vos travaux gravitent autour de la recherche des origines génétiques de maladies rares, ce n’était pourtant pas votre spécialité pendant votre thèse. Comment ce sujet a-t-il suscité votre intérêt ?

J’en suis arrivé là par une succession de hasards. En faculté de médecine, nous n’avions à l’époque que deux heures de cours sur les maladies génétiques, c’était donc un domaine que je connaissais très mal. Puis, je suis allé préparer ma thèse de biochimie et de biologie moléculaire au laboratoire de Pierre Chambon. Une fois la thèse terminée, l’heure de mon service militaire approchait, mais ce n’était pas vraiment ma tasse de thé. En revanche, il y avait à l’époque ce qu’on appelait la « Coopération », qui consistait à envoyer de jeunes médecins et enseignants dans les anciennes colonies françaises, notamment en Afrique, et j’avais entendu dire qu’il était possible d’aller au Canada dans ce cadre. Pierre Chambon m’a alors introduit à Lou Siminovitch, le père de la recherche génétique au Canada, qui m’a accepté en post-doc au département de génétique médicale de l’université de Toronto, où j’étais supposé enseigner en français. Je dois bien avouer n’y avoir jamais prononcé un seul mot dans la langue de Molière, hormis lorsqu’il s’agissait d’expliquer les contrepèteries du Canard Enchaîné. C’est pendant ces deux années que j’ai assisté à des conférences très intéressantes sur les maladies génétiques.
 

Cet intérêt s’est-il aussitôt concrétisé, à votre retour à Strasbourg ? 

Non, pas immédiatement. J’ai d’abord rejoint Pierre Chambon qui avait un projet très excitant sur les gènes des protéines du blanc d’œuf. Dit comme cela, ça peut paraître anodin, mais nous utilisions les toutes nouvelles méthodologies de « génie génétique» et cela m’a conduit à participer à une découverte fondamentale : la structure des gènes est morcelée et la séquence codante contenue  dans ce qui a été appelé des exons* est interrompue par des séquences non-codantes, les introns*, et ne correspond donc pas systématiquement à la structure des ARN messagers, les molécules issues de l’ADN qui sont lues pour la synthèse des protéines. Pendant ces travaux, j’ai pris conscience de la variabilité génétique chez la poule. Or, en même temps, j’ai commencé à enseigner la biochimie à la faculté de médecine, mais je me suis aperçu que cette discipline n’intéressait pas beaucoup les étudiants, à moins d’être associée à des maladies. J’ai donc commencé à donner des cours où biochimie et génétique se mêlaient. La notion de variabilité génétique m’est alors revenue, notamment par sa potentielle utilité dans le diagnostic et l’étude de maladies génétiques rares. Quand on est chercheur, c'est très intéressant de faire de l'enseignement, parce qu'on ne peut pas uniquement parler aux étudiants de son propre sujet de recherche. On est amené à élargir son horizon, en s'intéressant à d'autres sujets. Dans mon cas, c'est ce qui m'a permis de trouver le sujet de recherche sur lequel allait se fonder le reste de ma carrière scientifique. Du reste, je me disais qu’il était temps de voler de mes propres ailes, donc j’ai lancé mon premier projet qui consistait à utiliser les technologies que nous avions employé avec la poule, mais sur le génome humain. J’étais motivé, mais ce n’était pas encore gagné.
 

Pourquoi ?

Quelques mois après l'initiation de ce projet avait lieu la visite quadriennale du laboratoire Chambon par le CNRS, lors de laquelle j'ai pu présenter mon projet. Hélas, il ne semblait pas avoir convaincu, notamment parce que je m'intéressais à la génétique humaine sans y avoir été formé. Mais Pierre Chambon m'a soutenu et j'ai pu continuer. Or, dès 1983, nous avons commencé à obtenir de très bons résultats. C'est là que j'ai commencé à travailler sur le syndrome de l'X fragile, qui était à l'époque une maladie très peu connue. Ce fut l'objet de ma première publication dans le domaine de la génétique médicale, en collaboration avec Jean-François Mattei, qui est devenu par la suite ministre de la Santé durant le mandat de Jacques Chirac, et son épouse Marie-Geneviève. Ils étaient les premiers généticiens à s’être intéressés à cette maladie en France.
 

Vous êtes justement lauréat du prix Kavli de neurosciences 2022 pour vos travaux sur cette maladie. Quelle a été la découverte fondamentale qui vous a valu cette reconnaissance ?

Le syndrome de l’X fragile se caractérise par des troubles comportementaux et des difficultés intellectuelles et cognitives, entre autres. Dans les années 1980, on ignorait pratiquement tout des causes de cette maladie, mais on savait qu’elle était associée à une anomalie détectable dans certaines conditions du chromosome X, qui semblait se casser (d’où X fragile). Mon équipe a mis 8 ans à cartographier cette région du génome, ce qui nous a conduit en 1991 à découvrir une nouvelle et étonnante forme de mutation, dite « par expansion instable », qui se caractérise par la répétition de groupes de nucléotides* dans ou aux alentours d’un gène donné. Dans le cas de l’X fragile, il s’agit de la répétition instable de triplets de nucléotides (CGG), dans un endroit précis du chromosome X. C’était la toute première fois qu’on identifiait ce genre de mécanisme, et il a été très rapidement déterminé qu’il était aussi à la source d’autres maladies génétiques reconnues cliniquement depuis longtemps, mais dont les causes restaient inconnues.
 

Lesquelles ?

En 1992, on l’a identifié à l’origine de la dystrophie myotonique – ou maladie de Steinert – une des maladies musculaires les plus fréquentes. En 1993, une équipe américaine trouvait ce mécanisme à la source de la maladie de Huntington, une maladie héréditaire neurodégénérative absolument terrible, et un peu plus connue car, ne se déclarant que vers 35 ou 40 ans, elle a atteint des personnes qui ont eu le temps de devenir célèbre sur scène  avant d’être touchées. C’est le cas du chanteur folk américain Woody Guthrie ou encore de la comédienne française Sophie Daumier. Dans les quelques années qui ont suivi notre découverte, on a identifié ce mécanisme à l'origine d’un florilège de maladies rares, dont trois par notre laboratoire, en 1996-97 responsables de troubles neurologiques de l’équilibre et de la coordination (des ataxies). Mais ensuite, plus rien. Ces dernières années, de nouvelles technologies de séquençage du génome ont débloqué la situation, en permettant notamment d’analyser de grands fragments d’ADN ; c’est ce qu’on appelle le « long-range sequencing ». De nouvelles techniques d’analyse informatique, plus rapides et efficaces, ont aussi facilité la recherche de ces répétitions dans l’immense flot d’information que représente un génome. C’est grâce à ces technologies qu’on a élucidé l’origine de la forme génétique la plus fréquente de la maladie de Charcot, ou sclérose latérale amyotrophique (SLA), qu’on appelle Lou Gehrig’s Disease aux États-Unis, en hommage à un grand joueur de baseball touché par la maladie.
 

Cette découverte a-t-elle permis de mettre au point des pistes thérapeutiques pour le syndrome de l’X fragile ?

Il n’existe à ce jour pas de traitement spécifique pour le syndrome de l’X fragile. Il faut comprendre qu’il est plus difficile de conduire des essais cliniques avec des patients atteints de déficiences intellectuelles et de troubles comportementaux que pour d’autres maladies. Pour les maladies en général, tout est expliqué au patient, qui vient participer aux essais de son propre chef. Mais si le patient n’a pas l’autonomie suffisante pour donner son accord, il faut que la famille soit impliquée. C’est un processus lourd et difficile. Les pistes existent ; on a trouvé des stratégies thérapeutiques potentielles, mais le problème, c’est de les mener à bien dans ces cas de figure. Heureusement, ces voies continuent d’être explorées, notamment par l’équipe d’Hervé Moine à l’IGBMC. D’autre part, il existe le conseil génétique. Le syndrome de l’X fragile peut se transmettre par des personnes qui ne montrent pas de signes de la maladie, quelquefois dans des branches éloignées d’une même famille. Or, la découverte du mécanisme sous-jacent a permis de développer des tests diagnostiques grâce auxquels on peut identifier le risque de transmettre la maladie à ses enfants. Cela permet de rassurer les personnes qui ne sont pas porteuses, ou bien de proposer un diagnostic prénatal à celles qui le sont. Cependant, en France, on reste assez frileux vis-à-vis de l’extension de tels tests préconceptionnels pour des raisons qu’on invoque comme étant éthiques. Je me bats personnellement pour que l’on accorde à ceux qui le veulent la possibilité de faire ces tests, d’autant que c’est une pratique déjà bien en place depuis 25 ans pour le dépistage prénatal de la trisomie 21.
 

Vous êtes depuis longtemps en contact avec les familles de patients. Quelle place ce rapport a-t-il occupé dans votre travail de recherche ?

Pour travailler sur les origines génétiques de maladies de ce genre, nous avons besoin de la collaboration des familles. Dès le début, il était pour moi évident qu’il fallait établir ce contact et se rapprocher de ces personnes. On ne peut pas s’intéresser à ce sujet d’un point de vue purement scientifique sans prendre en compte la réalité quotidienne des patients. Sur ce point, je serai toujours très clair : la collaboration et le dialogue avec les patients et leur famille a été indispensable dans mes recherches sur toutes les maladies génétiques sur lesquelles j’ai travaillé. J’ai été impliqué dans les conseils scientifiques d’associations de familles, comme l’association française de l’X fragile avec laquelle j’ai récemment fêté les trente ans d’existence. Par ailleurs, de temps en temps, j’ai emmené les jeunes chercheurs et étudiants de l’équipe au contact de ces familles concernées afin qu’ils voient que leur sujet de travail ne se résume pas qu’à de l’ADN dans des tubes à essai. Des vies entières sont impliquées, ce qui est motivant pour eux, mais qui génère aussi une certaine attente dont on se demande si on saura la satisfaire, en tant que chercheur.
 

Vos travaux concernant les maladies rares, avez-vous éprouvé des difficultés à trouver des financements ?

J’aurais tendance à dire que non. Très tôt, l’Association française contre les myopathies (AFM) a compris l’importance de la recherche en génétique. Si la France possède un plan national « Maladies Rares », c’est notamment grâce aux efforts de l’AFM, qui a sensibilisé les décideurs mais aussi le grand public et les médecins aux maladies génétiques, par le biais du téléthon et des événements sportifs et culturels associés. Il est vrai, cependant, que la recherche coûte de plus en plus cher et que les financements sont plus difficiles à trouver à un niveau suffisant pour des projets un peu originaux. Par exemple, pour mon projet GenIDA – une initiative participative de récolte d’informations sur les patients atteints de déficience intellectuelle ou de troubles du spectre autistique – toutes nos demandes de financement se sont cassé la figure. C’est grâce à l’Institut d’études avancées de l’université de Strasbourg (USIAS), dans lequel j’occupe la chaire de Génétique humaine, qu’on a pu monter ce projet. La difficulté, plus que de trouver de l’argent, c’est d’en trouver pour tester de nouvelles choses, pour prendre des risques ou travailler à grande échelle…
 

Comment le prix Kavli dont vous êtes lauréat impacte-t-il votre travail ? 

J’avoue que c’est une reconnaissance inattendue. Je pensais que le temps des prix était passé pour moi, en particulier pour mes découvertes sur l’X fragile, qui remontent à plus de trente ans ! Aujourd’hui, il devient difficile pour les jeunes équipes actuelles de trouver des financements qui les rendent compétitives. Par ailleurs, dans le domaine de la génétique, on a des machines de plus en plus chères qui deviennent de plus en plus vite obsolètes car la technologie progresse vite. Or, même si les idées sont et resteront toujours cruciales, l’accès à la technologie peut être déterminant dans le succès d’une étude. Je souhaite donc que le financement associé au prix aille nourrir la recherche des équipes du département de neurogénétique de l’Institut de génétique et de biologie moléculaire et cellulaire (IGBMC) ; cela mettra du beurre dans les épinards pour divers projets.
 

Propos recueillis par William Rowe-Pirra, journaliste scientifique.
 

Lexique

Intron : Lors de la transcription de l’ADN en ARN, les introns sont des segments du gène qui ne sont pas conservés. Ils sont découpés et supprimés lors d’une étape qu’on appelle l’épissage.

Exon : À l’inverse des introns, les exons sont les segments d’un gène qui sont conservés dans l’ARN après les étapes de transcription et d’épissage.

Nucléotide : molécule organique qui constitue l’élément de base de l’ADN, composée d’une base nucléique – qu’on note A, C, G ou T en fonction de sa structure – associée à un sucre et à un groupe phosphate.

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